Le corps surprotégé, dernière en date de nos figures – Entretien avec Paul ARDENNE

Essais et Critiques

Représentations du corps covidé-19

Entretien avec Paul Ardenne, historien de l’art

Sur une idée de Olympe Lemut, journaliste (Journal des Arts, Causeur).

 

Paul Ardenne

Il est notamment l’auteur de L’image-Corps, Figures de l’humain dans l’art du 20e siècle (Regard) et de Extrême – Esthétiques de la limite dépassée (Flammarion), deux ouvrages consacrés aux représentations esthétiques du corps humain. Question centrale : le Covid-19 modifie-t-il nos représentations de nous-mêmes ? Quelles différences, notamment, avec l’iconographie du corps malade du sida, artistique en particulier ?

Olympe Lemut :

La maladie est une altération et du coup, la pandémie, une altération majeure qui touche le corps contemporain « mondialisé » et ses capacités. Le Sida comme le Covid-19 transforment-ils, du fait de la mondialisation, un memento mori individuel en memento mori collectif ?

Paul Ardenne :

Le Covid-19 incontestablement, même si, dans nos têtes, tout le monde a priori ne « meurt » pas : les enfants, les jeunes adultes sont naturellement protégés ou le sont à peu près quand les adultes âgés et les représentants des troisième et quatrième âges, eux, s’avèrent plus exposés aux ravages de la maladie. La conscience du danger, en l’occurrence, n’est pas entière, universelle. Pour que le memento mori soit réellement collectif, il faudrait que la peur de mourir le soit aussi. Ce n’est pas tout à fait le cas. Disons, du moins : le Covid-19 met la mort au centre du jeu symbolique, il devient difficile de la bouter hors de nos pensées. Le virus, en cela, est nourricier de représentations mentales multiples, celles qui sont en général caractéristiques des grandes épidémies : incertitude quant au devenir, compassion, tristesse, riposte, interrogation sur l’après, culpabilité aussi, recherche de coupables…

Le memento mori généré par le sida, hélas !, n’a jamais été collectif, pas assez en tout état de cause. Aucun confinement n’a été décidé le concernant ni s’agissant de son expansion. Une expansion, pourtant, qui fut et reste plus que réelle, destructrice et prodigue d’une tristesse infinie, celle qu’engendre notamment de par le monde la « mort jeune », cette disparition de centaines de milliers d’individus dans la force de l’âge. Dans les mentalités, et beaucoup trop, le sida demeure une maladie déterminée, que l’on attrape par inconscience, en ne se protégeant pas sexuellement ou pour cause d’un mode de vie à la marge ou minoritaire, celui des homosexuels, des toxicomanes… Cette perception désastreuse, injuste et moralement orientée cantonne le sida au rôle de maladie spécifique et lui interdit dans la plupart des têtes l’accès au rang de pandémie.

Olympe Lemut :
Le Covid-19 engendre dans les médias les mêmes images réductrices de la maladie en acte : médecins et patients masqués beaucoup, cercueils alignés un peu moins…

Paul Ardenne :
Cette iconographie du tout-sanitaire véhiculée en effet à haute dose par les médias d’information n’a pas surgi par hasard. Elle est l’enfant du droit à l’image : pas touche à ma figure privée. L’enfant, aussi, de l’idéologie sécuritaire aujourd’hui banalisée. L’enfant, enfin, d’une volonté politique propagandiste. Quel est le but recherché ? Signifier que la situation est prise en mains, sinon sous contrôle – lors même, pour l’essentiel, qu’elle est loin de l’être dans la plupart des États affrontant la pandémie. Le point faible et frustrant de cette réduction iconique ? Le corps à proprement parler du malade n’existe pas ou existe peu. Ou bien le malade apparaît flouté, en général masqué voire, à l’hôpital, bardé de protections antivirales et branché à des appareils de soin ou de contrôle, ou bien on le revoit après coup, guéri, penaud mais reconnaissant – merci la vie, merci les soignants.

Le plus stupéfiant, en la matière, restera cet exploit désespérant pour le spectateur, avoir su imposer ce type d’images en boucle qui ne montrent rien de nos corps intimes au-delà des généralités liées à la recension de l’actualité. Autre forme de figuration en pointe, aussi, là encore non identifiante ou alors à réduire l’être humain à un composé organique : l’imagerie médicale, venant, nous autres humains, tant et plus nous signifier. Poétique du rayon X, du scanner, de l’IRM. Vues radiographiques de poumons noircis par le virus, animations scientifiques de laboratoire montrant les postillons se répandre depuis nos bouches quand nous éternuons, cerveaux menacés par l’infection découpés par la résonnance magnétique imagée… Un autre monde de l’image corporelle, assurément, que celui-ci, réduit à la portion congrue. Le corps souffrant classique, celui du Galate mourant ou de Goya et son médecin Arieta, ceux des Pestiférés de Jaffa ou encore même celui, parodique, de Gérard Gasiorowski à l’hôpital, s’autoportraiiturant en pauvre hère, disparaît. Bienvenue dans l’ère de la clinique artistique.

Olympe Lemut : 
Les artistes ayant représenté le corps sidéen, malades eux-mêmes bien souvent, ont produit des œuvres « témoin ».
En temps de pandémie, l’artiste peut-il échapper au témoignage ?

Paul Ardenne :

Représenter la maladie relève de l’acte phénoménologique incarné, d’une expérience des limites vécue de manière charnelle. On ne représente jamais mieux le mal qu’à l’endurer soi-même, dans sa chair, dans sa propre peur. De ce point de vue-là, les artistes sidéens ont révolutionné la représentation de la maladie, leur maladie, notamment par rapport à ceux qui l’ont regardée du dehors. Nan Goldin, Oliviero Toscani ou Jane Evelyn Atwood, sur le mode du reportage et non du témoignange incarné, nous montrent encore classiquement des Schmerzenmenschen, dans la grande tradition chrétienne des hommes et des femmes « de douleur », nés avec l’âge gothique sur fond de Peste noire et d’angoisse métaphysique et destinale. Un Felix Gonzalez-Tores, malade, lui, du sida montre en revanche tout autre chose : ses diagrammes sanguins, qui marquent le tracé de la mort en lui, qu’il esthétise au-delà de sa seule situation : l’indice d’une crise élargie, qui devrait alerter ; son ressenti mental et sa rage contre les homophobes, qu’il exprime en recourant à des déclarations publiques affichées en ville. Cette manière non spectaculaire de décentrer la représentation du corps malade, d’en faire une affaire sociale et politique en plus d’une affaire privée est puissamment suggestive.

Comment, artiste, représenter nos corps covidés, la réalité de la maladie en nous et non perçue au crible de la normalisation médiatico-politique ? Avant tout, en évacuant la représentation sécuritaire-sanitaire régnante, dans ce but : revenir au sujet, ce sujet que nous sommes chacun, contre l’inflation narcotique du corps-objet dont nous bassinent les médias. Ce n’est pas gagné.