Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun (fragment) Mohamed Rachdi

Nafida

Mai-juin 2020

Le confinement dû au covid-19 est rendu obligatoire au Maroc à partir du 20 mars 2020. H2/61.26 étant contraint de suspendre ses activités, je me retrouve avec un espace vacant et beaucoup de temps. Profitant de cette rare opportunité, je me suis concentré sur mes propres activités, la création artistique et l’écriture (qui deviennent à l’occasion une seule et même chose), non sans maintenir un lien permanent avec ma famille, mes amis proches, et la « communauté d’amis » des réseaux sociaux.

 

«… Il n’y a pas de neutralité dans les mots, dans les langues et dans les langages en général. Ils sont plus que de simples moyens d’expression. Toujours lourdement chargés, ils s’articulent à la complexité des nœuds de l’être qu’ils révèlent et dissimulent, construisent, et déconstruisent, tant du point de vue psychologique que social, tant dans son rapport à lui-même que dans sa relation à la société où il évolue… Or, il n’y a pas de pouvoir politique qui ne se préoccupe pas du contrôler et de gérer des individus et des sociétés.
C’est pourquoi dès qu’on s’attaque au langage, qu’on s’évertue à le manipuler ou le pervertir, le pouvoir politique s’inquiète et cherche à tout maîtriser et tout contrôler. »

Mohamed Rachdi

Depuis que je me suis fixé en 2017 dans les hauteurs de l’espace qui abrite H2/61.26, je ne cesse de contempler, photographier, filmer, dessiner et même sculpter, de jour comme de nuit, le spectacle que m’offre cette position privilégiée : un panorama en continuel changement de la gigantesque ville de Casablanca. Et ce que je saisie depuis cette hauteur, je le partage presque instantanément sur mes pages Facebook et Instagram. 

Avec le confinement, le besoin de contempler l’espace extérieur augmente et l’attention devient plus intense. Mon intérêt artistique redouble et je me suis mis à créer dans l’espace même entre mon organe de vision et le spectacle environnant qu’il scrute. En effet, sur les parois vitrées surélevant le garde-corps des terrasses, je me suis mis à écrire des mots à l’aide d’une panoplie de lettres de diverses couleurs, qui n’est rien d’autre qu’un jeu de lettres alphabétiques pour enfants.

Cette nouvelle approche centrée sur le mot se détachant sur un fond urbain s’inscrit parfaitement dans la continuité d’un projet que je développe depuis presqu’une dizaine d’années sous l’intitulé Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun[1]. En effet, je partage déjà des mots que j’écris, dessine, peint, sculpte, etc. de différentes manières, dans divers matériaux et sur des supports variés, que j’expose mis dans des vitrines ou agence en dispositif d’installation entre sol et mur, ou encore que je peins directement sur les pans muraux des lieux qui accueillent mes interventions artistiques, mais aussi que je distribue en permanence sur Internet. Plus précisément, sur les réseaux sociaux que j’investis depuis le lancement de cette bibliothèque qui évolue entre le réel et le virtuel, comme un espace de création à part entière, un espace interactif de production et de diffusion où l’intermédiation avec le public-acteur est quasi inexistante[2].

Ces inscriptions de mots sur les parois vitrées sont de mini-installations éphémères. Composées à base de lettres en mousse légère, leur fixation se fait aisément par simple vaporisation de produit lave-vitres. À peine disposés les mots sont photographiés et immédiatement partagés sur les réseaux sociaux avec une « communauté d’amis » déjà bien habituée à mon jeu et auquel elle contribue et alimente systématiquement.

Ainsi, le lien demeure maintenu avec le public qui réagit sans tarder aux différents mots qu’il reçoit et l’œuvre continue de se construire à travers de multiples lectures et interprétations que les mots provoquent, mais aussi des échanges entre les différents commentateurs. Tout l’intérêt réside dans la génération d’une telle situation d’interactivité avec le réseau d’amis, susciter chez eux des réactions et des commentaires à travers lesquels s’expriment des préoccupations de diverses natures touchant au culturel aussi bien qu’au social, à l’économique qu’au politique… Un simple mot peut devenir le miroir de toutes sortes de projections qui renvoient à la réalité comme à l’imaginaire, en mobilisant des ressources mnésiques et références culturelles, créativité et inventivité[3]

[1] – Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun est un projet moteur, ouvert et dynamique, qui se déploie sous diverses formes et attitudes créatrices en constante mobilité entre territoires réels et virtuels, entre invitation aux expériences ludiques et élaboration d’actions stratégiques touchant aux niveaux poétiques autant que philosophiques, sociologiques que politiques.

[2] – Cf. Mohamed Rachdi « Développer une œuvre ‘‘à la page’’, ou l’action artistique à l’ère des réseaux sociaux », article in le collectif Quotidien et imaginaire en art et médias, sous la direction de Abdelbaki Belfakih, Rachid El Hadari, Bruno Pequignot, éd. L’Harmattan, collection Questions contemporaines, pp. 99-124.

[3] – Cf. idem.

Mohamed Rachdi

Né en 1964 dans une oasis du sud-est du Maroc, Goulmima, Mohamed Rachdi vit et travaille à Casablanca depuis 2008 après 25 années passées en dehors du Maroc.

Artiste, critique d’art et commissaire d’expositions, enseignant-chercheur en Art et Sciences de l’Art, Mohamed Rachdi a réalisé de nombreuses expositions individuelles et collectives au Maroc et à l’étranger. Ses œuvres sont dans plusieurs collections au Maroc, au Moyen-Orient et en Europe.

Mohamed Rachdi a publié de nombreux articles d’essai et préfaces de catalogues ainsi que des ouvrages sur l’art contemporain. Il est l’auteur notamment de Art et mémoire (éd. l’Harmattan, Paris) ; Interférences – références marocaines de l’art contemporain (éd. le-RARE, Amiens) ; ou encore en tant que directeur, Abdelkébir Rabi’, l’œuvre à l’absolu (éd. H2/61./26, Casablanca) ; La part de l’ombre dans la création artistique (éd. DK, Casablanca). Directeur Scientifique de la collection Abstrakt dédiée aux monographies d’artistes aux éditions Le fennec, Casabalnca, des collections Éclairage et Entrelacs thématiques aux éditions DK, Casablanca.

Mohamed Rachdi est expert et conseiller en art et ingénierie culturelle. Il est concepteur de projets scientifiques et culturels (PSC) pour des musées et gestionnaire de collections. Il a notamment géré les collections et les espaces d’expositions du groupe Société Générale Maroc à Casablanca de 2008 à 2019.

Directeur-fondateur de H2/61.26, Casablanca.